Le monde animal et nos rapports avec lui
Père Robert Culat
Chaque dimanche les catholiques du monde entier professent leur foi en Dieu créateur : Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible. Croyons-nous réellement en ce que nous affirmons ? La crise écologique actuelle et la manière dont nous traitons les autres vivants, les animaux [1], démontre malheureusement la distance existant entre notre profession de foi et nos comportements à l’égard de la création issue du cœur de Dieu. La théologie de la création semble bien être le point faible de l’enseignement de l’Eglise et par conséquent de la catéchèse des chrétiens, enfants et adultes, et même de la formation des futurs prêtres. Dans mon parcours personnel de séminaire entre 1986 et 1994, en deux lieux de formation différents [2], je n’ai eu qu’un seul et bref cours concernant la théologie de la création et absolument rien concernant l’écologie ! Notre foi, en accord avec la révélation biblique, affirme donc que les animaux domestiques et sauvages sont des créatures de Dieu. Or force est de constater que l’industrie de la viande a chosifié les animaux. Ils ne sont plus considérés comme des êtres vivants, mais comme des objets produits par les techniques de l’élevage industriel [3]. Leurs conditions de « vie » et de reproduction sont devenues tellement artificielles qu’il ne reste plus grand-chose de naturel dans un porc, un poulet, une poule, un lapin ou un veau dans le contexte de l’élevage industriel. Cependant ces animaux n’en demeurent pas moins des vivants, capables de souffrir. Un chrétien, surtout s’il mange de la viande, ne peut pas ignorer cette triste réalité. Il s’agit donc dans la réflexion qui suit de mettre en valeur la qualité éthique de notre relation avec les animaux, sans oublier qu’en tant qu’animaux raisonnables nous faisons partie, nous aussi, de la grande famille des animaux. Je me référerai donc à la révélation biblique et à l’enseignement de l’Eglise pour questionner notre indifférence face à la souffrance que nous infligeons directement ou indirectement [4] aux créatures de Dieu que sont les animaux, en nous souvenant que nous avons été créés le même jour que les autres animaux terrestres dans le premier récit de la création. Comment donc expliquer cette incohérence entre notre foi en Dieu créateur et les mauvais traitements (pour ne pas parler de torture permanente dans les élevages industriels) que nous infligeons aux autres êtres vivants ? Comment expliquer que nous ayons exclu si facilement du champ éthique notre rapport avec les animaux ? En plus des sources bibliques et ecclésiales, je citerai aussi quelques scientifiques et philosophes, en sachant que ces dernières années l’éthique animale a suscité un intérêt toujours croissant, ce qui a donné lieu à de nombreuses publications présentant un grand intérêt pour les chrétiens qui veulent réfléchir sérieusement à cette question [5].
Les deux récits de la création qui ouvrent la Bible dans le livre de la Genèse sont bien sûr fondamentaux pour élaborer une solide théologie de la création. Dans son encyclique Laudato si’[6], le pape François fait référence au verset du chapitre premier de la Genèse, verset à l’origine d’une polémique issue de certains écologistes accusant la révélation biblique d’être à l’origine de la crise écologique actuelle : Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre (Gn 1, 28). Le pape reconnaît que ce verset a parfois été mal interprété par les chrétiens qui croyaient ainsi avoir le droit de dominer de manière absolue et sans limites toutes les autres créatures [7]. Les deux récits de la création doivent être interprétés ensemble. On ne peut pas séparer, par exemple, Genèse 1, 28 de Genèse 2, 15 qui demande à l’homme de cultiver et de garder le jardin d’Eden. L’homme typique sorti des mains du Créateur n’est pas un éleveur mais un agriculteur [8]. Et l’on ne peut pas davantage séparer Genèse 1, 28 du verset suivant dans lequel Dieu donne à l’homme comme aux animaux un régime végétalien, ce qui exclut de tuer les animaux pour se nourrir de leur chair : Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture [9]. En étudiant les commentaires des Pères de l’Eglise sur Genèse 1, 29, je me suis rendu compte que dès les premiers temps du christianisme ce verset a été ignoré et passé sous silence [10]. C’est seulement après le péché originel et la prolifération du mal, après le déluge, que Dieu concède à Noé l’usage des animaux en vue de se nourrir (Gn 9, 3.4). Le commentaire de l’abbé Baston (1741-1825) souligne bien la différence essentielle entre ce qui relève du projet de Dieu créateur au commencement et une concession postérieure accordée à l’homme pécheur : L’homme n’est pas né carnivore. Dans l’origine, l’usage de la chair lui fut interdit ; ce ne fut que plus tard, et, pour ainsi dire, par tolérance, que Dieu le lui permit. On peut donc tuer pour se nourrir ; mais si l’on veut se rapprocher de la perfection[11], il faut s’en abstenir et n’user que des produits végétaux du sol [12]. Le régime végétalien donné aux hommes comme aux animaux par Dieu au commencement est le symbole d’une vie pacifique et harmonieuse entre toutes les créatures du Seigneur, il est le signe d’une vie exempte de violence. Il est à mettre en lien avec la magnifique prophétie d’Isaïe 11, 6-9, de telle sorte que dans la dynamique de la révélation biblique l’innocence du commencement se retrouvera à la fin, lors de l’accomplissement du Royaume de Dieu. Nous savons par ailleurs l’importance que Jésus accorde à la volonté de Dieu créateur au commencement. Ce que le Créateur a voulu en créant l’univers est au-dessus de la loi de Moïse [13]. Pour Jésus le commencement indique une règle éthique fondamentale et permanente qui ne saurait être remise en question par la méchanceté du cœur de l’homme. De quelle manière le Catéchisme de l’Eglise catholique a-t-il traduit le message de la révélation judéo-chrétienne sur la création, et particulièrement sur la relation que nous devons avoir envers les autres créatures ? Dans les numéros 2415-2418, le Catéchisme, tout en demeurant imprégné d’anthropocentrisme, affirme que la domination accordée par le Créateur à l’homme sur les êtres inanimés et les autres vivants n’est pas absolue, et que par conséquent l’usage des ressources animales de l’univers ne peut être détaché du respect des exigences morales. La relation que nous avons avec les autres vivants s’inscrit donc toujours dans le cadre de l’éthique, elle n’est jamais dispensée du questionnement éthique sur le bien-fondé de ce que notre puissance impose aux animaux. Car il est contraire à la dignité humaine de faire souffrir inutilement les animaux et de gaspiller leurs vies. Le catéchisme pour les jeunes, YOUCAT, affirme quant à lui que les animaux aussi sont des créatures qui ont une sensibilité. C’est un péché de les torturer, de les faire souffrir, de les tuer sans raison [14]. Remarquons au passage l’utilisation du concept moral de péché qui va beaucoup plus loin que l’affirmation du Catéchisme (Il est contraire à la dignité humaine).
Parvenus à ce stade de notre réflexion, nous pouvons nous poser la question suivante : est-ce que l’exclusion des animaux de la sphère éthique ne serait-elle pas la conséquence de l’anthropocentrisme ? Et par conséquent une autre question qui me semble essentielle : l’anthropocentrisme fait-il réellement partie de la révélation judéo-chrétienne ? Pour le médecin biologiste français Jean-Claude Nouët, l’anthropocentrisme est non seulement un non-sens, il est aussi le vrai péché originel [15]. Ce serait donc ce sentiment de supériorité de l’homme sur le reste de la création, cette idée selon laquelle tout aurait été créé par Dieu pour l’homme, qui expliquerait la mise en esclavage par l’homme des animaux, la chosification des êtres vivants ainsi que l’indifférence vis-à-vis de leurs besoins naturels et de leurs souffrances. Il est indéniable que certains passages bibliques présentent des accents anthropocentriques. Mais je suis convaincu que la fine pointe de la révélation biblique se trouve ailleurs et nous oblige donc à opérer un changement théorique majeur. Déjà l’Ecclésiaste avait pris un malin plaisir à ébranler la conviction anthropocentrique selon laquelle il existe davantage de différences que de continuité entre l’homme et les animaux [16]. Mais c’est saint Paul qui me pousse à affirmer que la Bible est christocentrique (donc théocentrique) : Tout est créé par lui et pour lui [17]. Remarquons bien que lorsque le Catéchisme de l’Eglise catholique affirme que Dieu a tout créé pour l’homme [18], il justifie cette affirmation non pas à partir de l’Ecriture mais du concile Vatican II (Gaudium et Spes), tout en ajoutant immédiatement après : Mais l’homme a été créé pour servir et aimer Dieu et pour lui offrir toute la création. Dans le même passage de sa lettre aux Colossiens, l’apôtre Paul nous présente le Christ comme le premier-né par rapport à toute créature, et non pas comme le premier-né par rapport aux seules créatures humaines. Si au commencement tout est créé par [19], dans et pour le Christ, le salut apporté par le Christ ne se limite pas à l’homme, il est cosmique. Le Credo lie le mystère de l’incarnation au salut des hommes tout simplement parce que, parmi les créatures, seuls les hommes sont pécheurs. Lors de l’accomplissement du Royaume à la fin des temps, toute les créatures créées par et pour le Verbe seront réconciliées (Ephésiens 1, 10 ; Colossiens 1, 19.20). Dans son encyclique Laudato si’, le pape François n’abandonne pas la théorie anthropocentrique même s’il la redéfinit de telle manière qu’on peut se demander si, à la fin, nous sommes toujours en présence des caractéristiques essentielles de l’anthropocentrisme classique. Cette redéfinition passe par une critique forte, nécessaire et salutaire de l’anthropocentrisme despotique [20] et déviant [21] qui donnerait à l’homme un pouvoir absolu sur la création et qui se désintéresserait des autres créatures. Au n°116, le pape affirme que dans la modernité, il y a eu une grande démesure anthropocentrique. […] Une présentation inadéquate de l’anthropologie chrétienne a pu conduire à soutenir une conception erronée de la relation entre l’être humain et le monde. Les autres créatures ont une valeur propre devant Dieu [22] et en elles-mêmes. Il me semble que le pape remet en question l’un des éléments traditionnels de l’anthropocentrisme, et pas seulement un anthropocentrisme déviant : La fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous [23]. Les animaux n’ont donc pas été créés par Dieu pour l’homme et en vue de l’utilisation qu’il pourrait en faire. Le pape cite en ce sens les évêques d’Allemagne à propos des autres créatures : On pourrait parler de la priorité de l’être sur le fait d’être utile. [24] L’archevêque anglican Desmond Tutu critique, lui aussi, cet orgueil anthropocentrique de l’espèce humaine : C’est une espèce de folie théologique de supposer que Dieu a fait le monde entier juste pour les créatures humaines, ou de supposer que Dieu n’est intéressé que par une des millions d’espèces qui habitent la bonne terre de Dieu [25]. D’ailleurs nous savons bien que l’espèce humaine est apparue au terme de l’évolution, c’est une espèce très jeune [26], et que les animaux ne nous ont pas attendu pour apparaître, exister et vivre leur vie, indépendamment de la présence humaine. L’Eglise a mis un certain temps pour abandonner le géocentrisme, et d’une certaine manière ce sont les évidences scientifiques qui ont fini par l’y contraindre. De la même manière nos connaissances scientifiques actuelles (théorie de l’évolution, éthologie animale [27]) feront qu’un jour ou l’autre l’Eglise considérera l’anthropocentrisme comme dépassé et inutile. Encore une fois il n’est pas du tout certain qu’il fasse partie de la révélation biblique. Les pensées de Dieu sur ses créatures humaines avant le déluge sont difficilement compatibles avec la représentation d’un homme supérieur et parfait, infiniment au-dessus de toutes les autres créatures et totalement différents des autres animaux : Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre, et que toutes les pensées de son cœur se portaient uniquement vers le mal à longueur de journée. Le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre [28], et le pape François cite Jean-Paul II parlant de l’humanité qui a déçu l’attente divine.[29] L’homme est capable du meilleur comme du pire. Notre supériorité sur les animaux semble être en effet éclatante dans le domaine du mal et du péché… Après le 20e siècle (deux guerres mondiales, les camps de concentration, le Goulag, Hiroshima, la guerre du Vietnam etc.), l’homme est appelé à retrouver enfin l’humilité de sa vocation propre qui est celle de cultiver et de garder la terre que Dieu lui a confiée. Oui, l’homme a une belle et magnifique vocation ainsi qu’une responsabilité unique et supérieure au sein de la création [30] : il est le prêtre de l’univers. Le constat d’Horkheimer et d’Adorno selon lequel les créatures privées de raison ont eu à subir la raison [31]doit interpeller fortement la conscience morale du chrétien qui confesse sa foi en Dieu source de vie, en un Dieu Père et créateur de toutes les créatures, qui étend sa bonté et sa providence à toutes ses créatures [32]. La cohérence avec notre foi chrétienne devrait nous amener à condamner fermement et à boycotter les camps de concentration pour animaux que sont devenus les élevages industriels et les abattoirs contemporains. Et le seul moyen que nous ayons de le faire, c’est d’adopter le régime végétalien de Genèse 1, 29, ou bien de réduire considérablement notre consommation de viande et de ne manger la chair des animaux uniquement s’ils ont été élevés de manière « biologique » dans des conditions de vie respectant leur nature d’être vivants et sensibles. L’industrie de la viande et celle de la pêche sont des aberrations écologiques [33]. Elles incarnent parfaitement les propos clairvoyants de Jean-Claude Nouët : A l’immoralité du mépris de la vie s’est ajoutée l’immoralité de la cupidité.[34] Ce que le pape François affirme aussi à sa manière : Le monde de la consommation exacerbée est en même temps le monde du mauvais traitement de la vie sous toutes ses formes [35].
[1] Par exemple dans l’élevage industriel, l’industrie de la viande, les abattoirs, le gavage pour obtenir du foie gras, la pêche industrielle, la chasse, la corrida (condamnée par le pape saint Pie V), les zoos.
[2] Séminaire interdiocésain d’Avignon et Université pontificale grégorienne de Rome.
[3] Cf. Pape François, Laudato si’, n°82 : Il serait aussi erroné de penser que les autres êtres vivants doivent être considérés comme de purs objets, soumis à la domination humaine arbitraire.
[4] Par notre consommation et surconsommation de produits d’origine animale.
[5] Je renvoie le lecteur à la bibliographie donnée à la fin de mes Méditations bibliques sur les animaux. Deux livres sont particulièrement intéressants : celui d’Elisabeth de Fontenay (Le silence des bêtes- La philosophie à l’épreuve de l’animalité) et celui de Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer (Anthologie d’éthique animale- Apologie des bêtes).
[6] N°67.
[7] Cf. aussi : Si une mauvaise compréhension de nos propres principes a parfois conduit à justifier le mauvais traitement de la nature, la domination despotique de l’être humain sur la création ou les guerres, l’injustice et la violence, nous, les croyants, nous pouvons reconnaître que nous avons alors été infidèles au trésor de sagesse que nous devions garder (Laudato si’, n°200).
[8] Même si dans l’histoire de Caïn et d’Abel le mauvais rôle est donné à l’agriculteur en raison de considérations liées à l’histoire du peuple hébreu, d’abord nomade et éleveur, confronté aux populations sédentaires d’agriculteurs dans la phase d’installation en Terre sainte.
[9] Genèse 1, 29.
[10] Seul saint Basile le Grand, Basile de Césarée, y consacre un commentaire substantiel qui ne tombe pas dans la facilité de l’allégorie telle qu’Origène l’a développée aux dépens du sens premier et obvie du texte biblique, le texte devenant souvent un prétexte pour l’imagination de l’interprète. Cf. Sur l’origine de l’homme, Homélie II, 6.7, Sources chrétiennes n°160.
[11] Cf. Matthieu 5, 48.
[12] Cf. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d’éthique animale, page 90.
[13] Cf. La discussion autour du mariage et du divorce en Matthieu 19, 3-9.
[14] N° 437.
[15] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d’éthique animale, page 307.
[16] Ecclésiaste 3, 18-22.
[17] Colossiens 1, 16.
[18] N°358.
[19] Cf. Aussi Jean 1, 3.4.
[20] N°68
[21] N°69 et 122.
[22] N°69.
[23] N°83.
[24] N°69.
[25] Préface du livre Global guide to animal protection.
[26] Les scientifiques ont réduit à une année la très longue histoire de l’univers et de la vie pour nous faire saisir plus concrètement la réalité des choses. Dans cette année l’homme (homo sapiens sapiens) est apparu le 31 décembre, à 23h59 ! Les premiers dinosaures le 12 décembre et les premiers mammifères le 15 décembre…
[27] Je renvoie le lecteur qui veut se documenter sur ce thème aux livres passionnants de Vinciane Despret.
[28] Genèse 6, 5.6. Cf. aussi Pape François, Laudato si’, n°71.
[29] Laudato si’, n°61.
[30] Pape François, Laudato si’ : l’homme comme administrateur responsable (n°116), la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu (n°217). Cf. aussi n°220.
[31] La dialectique de la raison ; L’homme et l’animal, page 374.
[32] Cf. Psaumes 146 (147a), 9 ; 35 (36), 7 ; 103 (104) ; Matthieu 6, 26 ; Luc 12, 6.
[33] De nombreux livres démontrent pourquoi. Je recommande en particulier celui de Fabrice Nicolino, Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde.
[34] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d’éthique animale, page 307.
[35] Laudato si’, n°230.